Histoire et Mémoire, un vieux débat qui ressurgit à l'occasion de la récupération du personnage de Guy Môquet par Sarkozy.
Le Monde a demandé a recueilli les réflexions de quelques profs "Je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves"
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"La mémoire n'est pas l'histoire"
En demandant de faire à nos élèves la lecture de la lettre de Guy Môquet, Nicolas Sarkozy, et avec lui une pléiade d'hommes politiques et de faiseurs d'opinion, de tous bords, confondent une nouvelle fois histoire et mémoire. Ils nous demandent de substituer à la raison, qui constitue le fondement de notre système éducatif, l'émotion, le sentiment. A vrai dire, ils ne sont pas les premiers à faire du passé un moment permettant d'éclairer le présent, de lui donner du sens – principe sur lequel s'est construite la science historique -, mais comme un patrimoine qu'il faut conserver à tout prix, dans son intégralité, quitte à n'y rien comprendre.
Désormais, l'histoire est mise au service de la mémoire, "comme le traduit bien l'injonction du devoir de mémoire adressée aux historiens et qui définit leur fonction sociale présente"(1).
Or, la mémoire n'est pas l'histoire. Au contraire, ces deux mots s'opposent terme à terme. Comme le rappelle Pierre Nora, la mémoire est le souvenir confus, irrationnel et partial de faits passés. Ainsi, la demande de mémoire est l'affirmation d'un "c'était mieux avant", surchargé de nostalgie, propre à une société qui a perdu foi en son avenir. Le devoir de mémoire se résume en une volonté de se réfugier et de se rassurer dans un passé fantasmé. En revanche, l'histoire permet de se "libérer de la mémoire, [de] mettre en ordre ses souvenirs, les replacer dans des enchaînements et des régularités, les expliquer et les comprendre, transformer en pensé un vécu affectif et émotionnel"(2).
Notre société ne peut donc retrouver une quelconque confiance en s'appuyant sur la mémoire : il faut impérativement la transformer en histoire. Il faut dépasser l'émotion de la mémoire, pour retrouver la raison de l'histoire. En lisant la lettre de Guy Môquet, tel qu'on nous le demande, on ne la comprend pas, on ne l'explique pas. Or, pour lui donner un tant soit peu de sens, il vaut bien mieux s'appuyer sur la raison que sur l'émotion.
Sans faire de l'histoire la propriété exclusive des historiens, il n'appartient pas à nos dirigeants politiques, qui ne sont pas des historiens, d'imposer aux enseignants les documents qu'ils doivent utiliser. C'est pourquoi je ne ferai pas lire cette lettre à mes élèves en dehors d'un cours sur la résistance, sans la mettre en perspective, et sans leur demander le moindre effort de réflexion.
(1) A. Prost, Douze leçons sur l'histoire, Paris, Ed. du Seuil, 1996, p. 302.
(2) P. Nora, Mémoire et histoire, pp. 299-300.
François Rullon, professeur certifié d'histoire-géographie au collège Voltaire de Saint-Florent-sur-Cher (18)
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"Faire usage de la raison plutôt que de céder au tout-émotionnel ambiant"
Je suis enseignant (en musique) au lycée Baimbridge de Pointe-à-Pitre.
J'ai prévenu vendredi mes élèves de terminale que je ne leur lirai pas la lettre de Guy Môquet lundi pour deux raisons:
- le refus de faire de l'histoire avec de l'émotion. Aujourd'hui, dans le climat actuel, il est essentiel de faire usage de la raison et d'enrichir un débat d'idées plutôt que de céder au tout-émotionnel ambiant. C'est la condition de la démocratie et c'est comme cela que nous devons former nos élèves pour qu'ils deviennent des citoyens autonomes et critiques.
- le refus de la simplification d'une histoire complexe (la collaboration et l'occupation)
J'aurais pu ajouter qu'il s'agit là du fait du prince sur une question d'intérêt national.
Les propos d'Henri Guaino sur le fait que, salarié par l'État, je devrais renoncer à ma liberté de penser et d'agir sont scandaleux ; mais ils ne m'étonnent guère de la part de l'auteur du discours de Dakar. Je n'en ai pas fait l'exégèse avec mes élèves, mais je le réserve pour une prochaine fois. Nul doute qu'ici nos étudiants seront heureux d'apprendre que la colonisation était pleine de bons sentiments et que l'esclavage fut un malentendu. Quelle ingratitude que la révolution haïtienne et le marronnage des esclaves ! Après tout, la France se dévouait-elle pas pour civiliser ces malheureux africains incapables d'entrer dans l'histoire car trop "bons sauvages".
Bernard Camier, agrégé de musique et docteur en histoire
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"J'estime qu'il y a usurpation historique"
J'ai écrit une lettre à ma proviseure pour lui faire part de mes interrogations au sujet de la commémoration demandée. En tant que citoyen, je n'aime pas voir l'Histoire récupérée à des fins politiques, ce n'est pas un gage de démocratie. Cette commémoration durera t-elle le temps d'un quinquennat, y aura t-il autre chose de la part d'un successeur à l'Elysée ?
En tant que professeur d'Histoire, j'estime qu'il y a usurpation historique : Guy Môquet n'a pas été arrêté à l'automne 1940 parce que résistant à l'occupation allemande, mais parce que communiste : le parti communiste a été mis hors la loi par le gouvernement Daladier et la chambre des députés (NB: celle qui avait founi le Front populaire en 1936...) à l'automne 1939, pour avoir approuvé le pacte germano-soviétique puis lancé une campagne de propagande contre la guerre "impérialiste", voire de sabotage ou désertion (cf Thorez).
Le PC a espéré pouvoir sortir au grand jour lors de la défaite de juin 1940, mais ça n'a pas marché et Vichy a continué ce que la Troisième République avait initié : arrestation des communistes militants et internement dans des camps français.
Retournement en juin 41, l'attaque de l'URSS par l'Allemagne lance le PC dans la Résistance anti-allemande , en particulier en attaquant des soldats allemands en France, ce que les Alliés, de Gaulle et les autres mouvements de Résistance jugeaient contre -productif. Guy Môquet a été victime, comme communiste, de Vichy et de l'occupant, et de la stratégie de son parti, à l'automne 1941. L'âge ne change rien à l'affaire... Depuis 1945, communistes et gaullistes ont monopolisé, pollué le regard de l'historien sur cette période. Il y a quelques jours, des élèves de seconde se sont vu remettre le journal "l'Humanité" à la porte du lycée...
Dois-je évoquer tout cela devant mes élèves? Ou verser dans l'hagiographie que l'on croyait "réservée"aux régimes totalitaires ?
Robert Kasprzyk, professeur au lycée du Creusot (71)
Le Monde a demandé a recueilli les réflexions de quelques profs "Je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves"
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"La mémoire n'est pas l'histoire"
En demandant de faire à nos élèves la lecture de la lettre de Guy Môquet, Nicolas Sarkozy, et avec lui une pléiade d'hommes politiques et de faiseurs d'opinion, de tous bords, confondent une nouvelle fois histoire et mémoire. Ils nous demandent de substituer à la raison, qui constitue le fondement de notre système éducatif, l'émotion, le sentiment. A vrai dire, ils ne sont pas les premiers à faire du passé un moment permettant d'éclairer le présent, de lui donner du sens – principe sur lequel s'est construite la science historique -, mais comme un patrimoine qu'il faut conserver à tout prix, dans son intégralité, quitte à n'y rien comprendre.
Désormais, l'histoire est mise au service de la mémoire, "comme le traduit bien l'injonction du devoir de mémoire adressée aux historiens et qui définit leur fonction sociale présente"(1).
Or, la mémoire n'est pas l'histoire. Au contraire, ces deux mots s'opposent terme à terme. Comme le rappelle Pierre Nora, la mémoire est le souvenir confus, irrationnel et partial de faits passés. Ainsi, la demande de mémoire est l'affirmation d'un "c'était mieux avant", surchargé de nostalgie, propre à une société qui a perdu foi en son avenir. Le devoir de mémoire se résume en une volonté de se réfugier et de se rassurer dans un passé fantasmé. En revanche, l'histoire permet de se "libérer de la mémoire, [de] mettre en ordre ses souvenirs, les replacer dans des enchaînements et des régularités, les expliquer et les comprendre, transformer en pensé un vécu affectif et émotionnel"(2).
Notre société ne peut donc retrouver une quelconque confiance en s'appuyant sur la mémoire : il faut impérativement la transformer en histoire. Il faut dépasser l'émotion de la mémoire, pour retrouver la raison de l'histoire. En lisant la lettre de Guy Môquet, tel qu'on nous le demande, on ne la comprend pas, on ne l'explique pas. Or, pour lui donner un tant soit peu de sens, il vaut bien mieux s'appuyer sur la raison que sur l'émotion.
Sans faire de l'histoire la propriété exclusive des historiens, il n'appartient pas à nos dirigeants politiques, qui ne sont pas des historiens, d'imposer aux enseignants les documents qu'ils doivent utiliser. C'est pourquoi je ne ferai pas lire cette lettre à mes élèves en dehors d'un cours sur la résistance, sans la mettre en perspective, et sans leur demander le moindre effort de réflexion.
(1) A. Prost, Douze leçons sur l'histoire, Paris, Ed. du Seuil, 1996, p. 302.
(2) P. Nora, Mémoire et histoire, pp. 299-300.
François Rullon, professeur certifié d'histoire-géographie au collège Voltaire de Saint-Florent-sur-Cher (18)
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"Faire usage de la raison plutôt que de céder au tout-émotionnel ambiant"
Je suis enseignant (en musique) au lycée Baimbridge de Pointe-à-Pitre.
J'ai prévenu vendredi mes élèves de terminale que je ne leur lirai pas la lettre de Guy Môquet lundi pour deux raisons:
- le refus de faire de l'histoire avec de l'émotion. Aujourd'hui, dans le climat actuel, il est essentiel de faire usage de la raison et d'enrichir un débat d'idées plutôt que de céder au tout-émotionnel ambiant. C'est la condition de la démocratie et c'est comme cela que nous devons former nos élèves pour qu'ils deviennent des citoyens autonomes et critiques.
- le refus de la simplification d'une histoire complexe (la collaboration et l'occupation)
J'aurais pu ajouter qu'il s'agit là du fait du prince sur une question d'intérêt national.
Les propos d'Henri Guaino sur le fait que, salarié par l'État, je devrais renoncer à ma liberté de penser et d'agir sont scandaleux ; mais ils ne m'étonnent guère de la part de l'auteur du discours de Dakar. Je n'en ai pas fait l'exégèse avec mes élèves, mais je le réserve pour une prochaine fois. Nul doute qu'ici nos étudiants seront heureux d'apprendre que la colonisation était pleine de bons sentiments et que l'esclavage fut un malentendu. Quelle ingratitude que la révolution haïtienne et le marronnage des esclaves ! Après tout, la France se dévouait-elle pas pour civiliser ces malheureux africains incapables d'entrer dans l'histoire car trop "bons sauvages".
Bernard Camier, agrégé de musique et docteur en histoire
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"J'estime qu'il y a usurpation historique"
J'ai écrit une lettre à ma proviseure pour lui faire part de mes interrogations au sujet de la commémoration demandée. En tant que citoyen, je n'aime pas voir l'Histoire récupérée à des fins politiques, ce n'est pas un gage de démocratie. Cette commémoration durera t-elle le temps d'un quinquennat, y aura t-il autre chose de la part d'un successeur à l'Elysée ?
En tant que professeur d'Histoire, j'estime qu'il y a usurpation historique : Guy Môquet n'a pas été arrêté à l'automne 1940 parce que résistant à l'occupation allemande, mais parce que communiste : le parti communiste a été mis hors la loi par le gouvernement Daladier et la chambre des députés (NB: celle qui avait founi le Front populaire en 1936...) à l'automne 1939, pour avoir approuvé le pacte germano-soviétique puis lancé une campagne de propagande contre la guerre "impérialiste", voire de sabotage ou désertion (cf Thorez).
Le PC a espéré pouvoir sortir au grand jour lors de la défaite de juin 1940, mais ça n'a pas marché et Vichy a continué ce que la Troisième République avait initié : arrestation des communistes militants et internement dans des camps français.
Retournement en juin 41, l'attaque de l'URSS par l'Allemagne lance le PC dans la Résistance anti-allemande , en particulier en attaquant des soldats allemands en France, ce que les Alliés, de Gaulle et les autres mouvements de Résistance jugeaient contre -productif. Guy Môquet a été victime, comme communiste, de Vichy et de l'occupant, et de la stratégie de son parti, à l'automne 1941. L'âge ne change rien à l'affaire... Depuis 1945, communistes et gaullistes ont monopolisé, pollué le regard de l'historien sur cette période. Il y a quelques jours, des élèves de seconde se sont vu remettre le journal "l'Humanité" à la porte du lycée...
Dois-je évoquer tout cela devant mes élèves? Ou verser dans l'hagiographie que l'on croyait "réservée"aux régimes totalitaires ?
Robert Kasprzyk, professeur au lycée du Creusot (71)